💔 Le rĂŽle du pĂšre – RĂ©flexions sur une figure effacĂ©e

1. Une prémisse nécessaire

Je n’ai jamais cru aux thĂ©ories du complot. Je ne pense pas qu’il y ait derriĂšre chaque mutation sociale une main cachĂ©e, ni que chaque transformation culturelle rĂ©sulte d’un plan dĂ©libĂ©rĂ©. Je crois, plutĂŽt, Ă  la complexitĂ© des processus historiques : Ă  la superposition des causes, Ă  la force des Ă©vĂ©nements inattendus, Ă  l’enchevĂȘtrement chaotique des volontĂ©s et des omissions.

Et c’est prĂ©cisĂ©ment pour cela que ce que je m’apprĂȘte Ă  dire ne dĂ©coule pas d’un prĂ©jugĂ©, mais d’une observation lucide. Aujourd’hui, la figure du pĂšre — surtout celle du pĂšre prĂ©sent, affectueux, constant — est progressivement marginalisĂ©e. Pas par fatalitĂ©. Mais pas non plus par nĂ©cessitĂ©.

C’est comme si le systĂšme n’avait plus besoin des pĂšres. Ou, plus radicalement, comme s’il avait commencĂ© Ă  les considĂ©rer comme un obstacle. Un encombrant Ă  Ă©carter, pour faciliter la marche vers un nouveau modĂšle : une famille fluide, dĂ©tachĂ©e de rĂŽles dĂ©finis, de liens stables, de repĂšres durables.

Un modĂšle oĂč tout est rĂ©versible, temporaire, renĂ©gociable.

2. La famille paternaliste remise en question

Pendant des millĂ©naires, la famille s’est construite autour d’un pivot central : le pĂšre. Figure d’autoritĂ©, repĂšre normatif, garant de la transmission du nom, du rĂŽle, des limites.

Ce modĂšle — la famille paternaliste — a connu de multiples dĂ©clinaisons, plus ou moins rigides, plus ou moins oppressives. Mais il reposait sur un centre symbolique clair : le pĂšre incarnait la loi, l’ordre, la responsabilitĂ©.

Il est juste que ce modĂšle ait Ă©tĂ© remis en question. Trop souvent, il a engendrĂ© des souffrances, des exclusions, des asymĂ©tries insupportables. Il a Ă©touffĂ© la voix des mĂšres, rĂ©duit les enfants Ă  de simples destinataires passifs de dĂ©cisions imposĂ©es d’en haut.

Aucune nostalgie aveugle ne peut ignorer ces limites. Mais, dans la prĂ©cipitation Ă  dĂ©manteler l’autoritĂ© paternelle, quelque chose s’est perdu.

On a abattu le pouvoir, mais aucun Ă©quilibre n’a Ă©tĂ© construit. On a dĂ©lĂ©gitimĂ© la figure du pĂšre, sans trouver un nouveau point de rĂ©fĂ©rence. On a confondu la critique nĂ©cessaire avec une suppression systĂ©matique.

Et ainsi, aujourd’hui, le pĂšre n’est plus seulement une figure en crise : il est devenu une prĂ©sence gĂȘnante, parce qu’il incarne ce qui rĂ©siste au courant. Une digue symbolique. Le souvenir de relations solides, de rĂŽles stables, de liens contraignants.

Et cela — dans une sociĂ©tĂ© dominĂ©e par le culte de la fluiditĂ©, l’idolĂątrie de la prĂ©caritĂ©, la religion des liens Ă©phĂ©mĂšres — est devenu inacceptable.

3. D’une sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur le pĂšre Ă  une sociĂ©tĂ© qui le congĂ©die

Pendant des siĂšcles, la sociĂ©tĂ© a trouvĂ© dans la famille son premier noyau de cohĂ©sion. Et dans cette famille, le pĂšre en Ă©tait la pierre angulaire symbolique : celui qui donnait forme, direction, continuitĂ©. Il Ă©tait le trait d’union entre la gĂ©nĂ©ration et la transmission, entre l’identitĂ© et la norme.

Aujourd’hui, nous assistons Ă  un tournant historique. Le pĂšre n’a pas seulement perdu sa centralitĂ©. Il a perdu sa forme. Il a perdu sa fonction. Dans de nombreux cas, il a aussi perdu sa lĂ©gitimitĂ©.

On ne discute plus du type de pĂšre qui serait utile ou souhaitable. La question est plus radicale : le pĂšre lui-mĂȘme ne semble plus nĂ©cessaire. Ni pour l’éducation des enfants, ni pour la stabilitĂ© de la famille, ni en tant que figure symbolique dans la culture collective.

Le récit dominant le marginalise, le tourne en dérision, le soupçonne. Le pÚre est devenu une relique sémantique : évoqué uniquement comme un risque, jamais comme une ressource.

Et ainsi, tandis que l’on dĂ©molit le pĂšre, on ne construit rien en retour. La paternitĂ© n’a pas Ă©tĂ© repensĂ©e. Elle a simplement Ă©tĂ© dĂ©sactivĂ©e — rĂ©duite Ă  une fonction biologique ou Ă  une figure sous surveillance, soumise Ă  conditions, vĂ©rifications, autorisations.

Le rĂ©sultat, c’est une sociĂ©tĂ© qui a dĂ©mantelĂ© le pĂšre au nom du progrĂšs, mais qui, ce faisant, a aussi vidĂ© de sens la famille, la continuitĂ©, la transmission.

Dans ce contexte, la paternitĂ© n’est plus perçue comme une valeur Ă  cultiver, mais comme un risque Ă  contenir.

4. Au-delĂ  de l’industrie de la douleur : le pĂšre comme obstacle systĂ©mique

Au dĂ©but, j’ai cru que tout cela pouvait s’expliquer par un concept aussi simple qu’inquiĂ©tant : l’industrie de la douleur. Un systĂšme qui tire profit des dĂ©chirures familiales, qui monĂ©tise les conflits, qui se nourrit de la souffrance. Une machine bien rodĂ©e, oĂč chaque acteur a son rĂŽle : tribunaux, avocats, police, psychologues, assistants sociaux, mĂ©diateurs. Un appareil qui produit des actes, des rapports, des expertises, des honoraires — dans un cycle sans fin.

Et pourtant, avec le temps, cette explication m’a semblĂ© insuffisante.

Parce que j’ai observĂ© quelque chose de plus troublant encore que la complicitĂ© bureaucratique : un silence uniforme, compact, transversal.

Les gouvernements et les oppositions — bien qu’en dĂ©saccord sur tout — se taisent de la mĂȘme maniĂšre. L’Église, autrefois dĂ©fenseuse de la famille, est absente. Les mĂ©dias, dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Le monde culturel, distrait. Les intellectuels, muets. La sociĂ©tĂ© civile, anesthĂ©siĂ©e.

Alors j’ai compris : il ne s’agit pas seulement d’argent ou de nĂ©gligence. La marginalisation du pĂšre n’est pas un effet secondaire. C’est le symptĂŽme d’une transformation structurelle.

Dans une sociĂ©tĂ© qui cĂ©lĂšbre le culte de la prĂ©caritĂ©, des liens courts et rĂ©versibles, le pĂšre pose problĂšme, parce qu’il incarne l’idĂ©e de continuitĂ©, de responsabilitĂ©, de limite. Le pĂšre est l’obstacle. Il est ce qui ne se plie pas Ă  la logique contractuelle, technique, procĂ©durale. Il est ce qui rĂ©siste Ă  l’atomisation de l’individu.

Il ne suffit donc pas de le neutraliser : il faut aussi le délégitimer symboliquement.

C’est dans ce contexte que le mot “coparentalitĂ©â€ rĂ©vĂšle ce qu’il est rĂ©ellement : un slogan hypocrite, rĂ©pĂ©tĂ© Ă  tout bout de champ dans les documents judiciaires, tandis qu’en rĂ©alitĂ© on pratique exactement le contraire : le pĂšre transformĂ© en figure conditionnĂ©e, surveillĂ©e, expulsable. Un parent rĂ©duit de moitiĂ©. Un citoyen suspect. Un homme vidĂ© de sa fonction et privĂ© du droit le plus naturel : celui d’ĂȘtre pĂšre, sans autorisation prĂ©alable.

5. La protection comme arme : le pÚre transformé en menace

Il n’est pas nĂ©cessaire d’imaginer une dystopie pour comprendre ce qui est en train de se passer. Il suffit d’observer attentivement la normalitĂ© juridique et sociale d’aujourd’hui. Une normalitĂ© oĂč toute forme de lien stable est progressivement remise en question : la patrie, la communautĂ©, la religion, le genre, la famille
 Et parmi tous ces Ă©lĂ©ments, le plus fragile et symboliquement puissant : la figure du pĂšre.

Mais ce qui inquiĂšte encore davantage, c’est le langage utilisĂ© pour justifier cette dĂ©sagrĂ©gation. On ne parle plus d’“exclusion” ou dâ€™â€œĂ©loignement”. On parle de protection. De prĂ©vention. De sauvegarde de l’enfant.

Comme si la seule prĂ©sence du pĂšre constituait, en soi, un risque latent. Comme si le lien affectif entre un pĂšre et son enfant devait ĂȘtre mis Ă  l’épreuve, filtrĂ©, autorisĂ©. Comme si la proximitĂ© paternelle Ă©tait une atteinte au bien-ĂȘtre de l’enfant.

C’est la perversion parfaite du langage. La protection devient sĂ©paration prĂ©ventive. L’amour devient objet de suspicion. La continuitĂ© affective devient une Ă©ventualitĂ© nĂ©gociable.

Et ainsi, tandis qu’on proclame avec force l’importance de la “coparentalitĂ©â€ et de “l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de l’enfant”, une pratique silencieuse et gĂ©nĂ©ralisĂ©e s’installe, qui normalise l’absence du pĂšre, qui le transforme en prĂ©sence optionnelle, accordĂ©e seulement dans des conditions idĂ©ales, surveillĂ©es, aseptisĂ©es.

Mais un pĂšre soumis Ă  Ă©valuation n’est plus un pĂšre. C’est un fonctionnaire affectif Ă  durĂ©e dĂ©terminĂ©e, un demandeur d’asile dans la vie de ses propres enfants.

Et ce n’est pas un accident. C’est le fruit cohĂ©rent d’un projet plus vaste : l’atomisation de l’individu comme stratĂ©gie de gouvernance sociale, et la transformation de l’enfant en bien Ă  administrer, et non en sujet Ă  faire grandir dans des relations fortes, vraies, imparfaites.

6. Le pÚre face à la loi : de sujet à suspect légal

L’effacement symbolique du pĂšre trouve son expression la plus brutale dans les tribunaux. Non pas dans des cas extrĂȘmes, mais dans la pratique quotidienne, normalisĂ©e, silencieuse.

De plus en plus souvent, le droit Ă  la parentalitĂ© paternelle est subordonnĂ© Ă  une preuve. Il ne suffit plus d’ĂȘtre pĂšre. Il faut le prouver, le justifier, l’argumenter.

Dans de nombreuses dĂ©cisions de justice — y compris dans la mienne — on retrouve la mĂȘme formule inquiĂ©tante : « L’intĂ©rĂȘt du pĂšre pour la relation avec ses enfants n’a pas Ă©tĂ© avancĂ©, ni dĂ©montrĂ©. »

Comme si l’amour paternel Ă©tait une demande procĂ©durale. Comme si le dĂ©sir d’ĂȘtre prĂ©sent devait ĂȘtre actĂ©, formalisĂ©, documentĂ©. Comme si la paternitĂ© n’était plus une donnĂ©e relationnelle, mais une concession conditionnelle.

Jamais on ne demanderait Ă  une mĂšre de justifier par Ă©crit son affection. Jamais une mĂšre n’a Ă  prouver la lĂ©gitimitĂ© de son amour. Mais aujourd’hui, le pĂšre est contraint de devenir l’avocat de lui-mĂȘme, de dĂ©fendre ce qu’il suffisait autrefois d’ĂȘtre.

Le systĂšme judiciaire, qui devrait garantir Ă©quitĂ© et protection, se transforme ainsi en un appareil qui lĂ©gitime l’exclusion. Un mĂ©canisme qui ne corrige pas les prĂ©jugĂ©s : il les institutionnalise.

Et Ă  la base de tout cela, il n’y a pas seulement une dĂ©rive technique ou bureaucratique. Il y a un prĂ©jugĂ© idĂ©ologique. Profond. SystĂ©mique. Culpabilisant.

L’idĂ©e, non dite mais omniprĂ©sente, que le pĂšre serait : potentiellement nuisible, affectivement secondaire, symboliquement dĂ©passĂ©.

Une idĂ©e qui imprĂšgne les expertises, les avis, les rapports, les jugements. Une idĂ©e qui transforme l’homme en parent conditionnĂ©, et le pĂšre en figure suspecte Ă  surveiller.

Et ainsi, dans la patrie du droit, ĂȘtre pĂšre n’est plus un droit. C’est un test Ă  rĂ©ussir. Un privilĂšge Ă  nĂ©gocier. Un rĂŽle que l’on peut rĂ©voquer, rĂ©duire, fragmenter.

7. Aucune issue dans la marmite ? Un appel avant qu’il ne soit trop tard

Je ne sais pas comment arrĂȘter cette dĂ©rive. Je l’avoue lucidement, sans honte. MĂȘme les esprits les plus cultivĂ©s, les plus sensibles, les plus conscients semblent ne pas percevoir la portĂ©e de ce qui est en train de se produire. Ou pire : ils la perçoivent, et choisissent de l’ignorer.

Personne ne se sent vraiment pĂšre tant qu’on ne l’en empĂȘche pas. Personne ne perçoit le danger tant qu’il n’est pas trop tard.

Entre-temps, au nom de la protection, on efface des relations, on sacrifie des droits, on suspend des principes millénaires de justice.

Une protection qui exclut n’est pas une protection. C’est un contrĂŽle. C’est une domination. C’est un anĂ©antissement.

Et alors, depuis cette position de marginalitĂ© imposĂ©e, depuis ce silence qu’on m’a cousu sur la peau, je veux m’adresser Ă  ceux qui peuvent encore interrompre ce processus destructeur.

À la politique — s’il existe encore une politique capable d’écouter ce qui dĂ©range, qui ne se contente pas de gĂ©rer l’existant mais souhaite le transformer.

À l’Église — qui pendant des siĂšcles a parlĂ© du pĂšre, de la paternitĂ©, des enfants — et qui aujourd’hui se tait trop souvent lĂ  oĂč sa voix serait cruciale.

À la sociĂ©tĂ© civile, Ă  ceux qui travaillent dans les services, les tribunaux, les Ă©coles, et qui savent trĂšs bien ce qui se passe, mais ont peut-ĂȘtre cessĂ© de s’indigner.

Aux intellectuels, aux journalistes, aux juristes, Ă  ceux qui manipulent les mots et la pensĂ©e, et qui ont le devoir de dĂ©noncer l’hypocrisie quand ils la reconnaissent.

Aux pĂšres, aux hommes, aux amis — qui croient encore que l’amour, lorsqu’il est authentique, n’a pas Ă  ĂȘtre justifiĂ© mais simplement reconnu.

ArrĂȘtez-vous. ArrĂȘtons-nous.

Il n’y a plus de temps. Car la grenouille est dĂ©jĂ  dans l’eau chaude. Et la prochaine gĂ©nĂ©ration risque de grandir sans jamais savoir ce qu’était vraiment un pĂšre.

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