Je nâai jamais cru aux thĂ©ories du complot. Je ne pense pas quâil y ait derriĂšre chaque mutation sociale une main cachĂ©e, ni que chaque transformation culturelle rĂ©sulte dâun plan dĂ©libĂ©rĂ©. Je crois, plutĂŽt, Ă la complexitĂ© des processus historiques : Ă la superposition des causes, Ă la force des Ă©vĂ©nements inattendus, Ă lâenchevĂȘtrement chaotique des volontĂ©s et des omissions.
Et câest prĂ©cisĂ©ment pour cela que ce que je mâapprĂȘte Ă dire ne dĂ©coule pas dâun prĂ©jugĂ©, mais dâune observation lucide. Aujourdâhui, la figure du pĂšre â surtout celle du pĂšre prĂ©sent, affectueux, constant â est progressivement marginalisĂ©e. Pas par fatalitĂ©. Mais pas non plus par nĂ©cessitĂ©.
Câest comme si le systĂšme nâavait plus besoin des pĂšres. Ou, plus radicalement, comme sâil avait commencĂ© Ă les considĂ©rer comme un obstacle. Un encombrant Ă Ă©carter, pour faciliter la marche vers un nouveau modĂšle : une famille fluide, dĂ©tachĂ©e de rĂŽles dĂ©finis, de liens stables, de repĂšres durables.
Un modĂšle oĂč tout est rĂ©versible, temporaire, renĂ©gociable.
Pendant des millĂ©naires, la famille sâest construite autour dâun pivot central : le pĂšre. Figure dâautoritĂ©, repĂšre normatif, garant de la transmission du nom, du rĂŽle, des limites.
Ce modĂšle â la famille paternaliste â a connu de multiples dĂ©clinaisons, plus ou moins rigides, plus ou moins oppressives. Mais il reposait sur un centre symbolique clair : le pĂšre incarnait la loi, lâordre, la responsabilitĂ©.
Il est juste que ce modĂšle ait Ă©tĂ© remis en question. Trop souvent, il a engendrĂ© des souffrances, des exclusions, des asymĂ©tries insupportables. Il a Ă©touffĂ© la voix des mĂšres, rĂ©duit les enfants Ă de simples destinataires passifs de dĂ©cisions imposĂ©es dâen haut.
Aucune nostalgie aveugle ne peut ignorer ces limites. Mais, dans la prĂ©cipitation Ă dĂ©manteler lâautoritĂ© paternelle, quelque chose sâest perdu.
On a abattu le pouvoir, mais aucun Ă©quilibre nâa Ă©tĂ© construit. On a dĂ©lĂ©gitimĂ© la figure du pĂšre, sans trouver un nouveau point de rĂ©fĂ©rence. On a confondu la critique nĂ©cessaire avec une suppression systĂ©matique.
Et ainsi, aujourdâhui, le pĂšre nâest plus seulement une figure en crise : il est devenu une prĂ©sence gĂȘnante, parce quâil incarne ce qui rĂ©siste au courant. Une digue symbolique. Le souvenir de relations solides, de rĂŽles stables, de liens contraignants.
Et cela â dans une sociĂ©tĂ© dominĂ©e par le culte de la fluiditĂ©, lâidolĂątrie de la prĂ©caritĂ©, la religion des liens Ă©phĂ©mĂšres â est devenu inacceptable.
Pendant des siĂšcles, la sociĂ©tĂ© a trouvĂ© dans la famille son premier noyau de cohĂ©sion. Et dans cette famille, le pĂšre en Ă©tait la pierre angulaire symbolique : celui qui donnait forme, direction, continuitĂ©. Il Ă©tait le trait dâunion entre la gĂ©nĂ©ration et la transmission, entre lâidentitĂ© et la norme.
Aujourdâhui, nous assistons Ă un tournant historique. Le pĂšre nâa pas seulement perdu sa centralitĂ©. Il a perdu sa forme. Il a perdu sa fonction. Dans de nombreux cas, il a aussi perdu sa lĂ©gitimitĂ©.
On ne discute plus du type de pĂšre qui serait utile ou souhaitable. La question est plus radicale : le pĂšre lui-mĂȘme ne semble plus nĂ©cessaire. Ni pour lâĂ©ducation des enfants, ni pour la stabilitĂ© de la famille, ni en tant que figure symbolique dans la culture collective.
Le récit dominant le marginalise, le tourne en dérision, le soupçonne. Le pÚre est devenu une relique sémantique : évoqué uniquement comme un risque, jamais comme une ressource.
Et ainsi, tandis que lâon dĂ©molit le pĂšre, on ne construit rien en retour. La paternitĂ© nâa pas Ă©tĂ© repensĂ©e. Elle a simplement Ă©tĂ© dĂ©sactivĂ©e â rĂ©duite Ă une fonction biologique ou Ă une figure sous surveillance, soumise Ă conditions, vĂ©rifications, autorisations.
Le rĂ©sultat, câest une sociĂ©tĂ© qui a dĂ©mantelĂ© le pĂšre au nom du progrĂšs, mais qui, ce faisant, a aussi vidĂ© de sens la famille, la continuitĂ©, la transmission.
Dans ce contexte, la paternitĂ© nâest plus perçue comme une valeur Ă cultiver, mais comme un risque Ă contenir.
Au dĂ©but, jâai cru que tout cela pouvait sâexpliquer par un concept aussi simple quâinquiĂ©tant : lâindustrie de la douleur. Un systĂšme qui tire profit des dĂ©chirures familiales, qui monĂ©tise les conflits, qui se nourrit de la souffrance. Une machine bien rodĂ©e, oĂč chaque acteur a son rĂŽle : tribunaux, avocats, police, psychologues, assistants sociaux, mĂ©diateurs. Un appareil qui produit des actes, des rapports, des expertises, des honoraires â dans un cycle sans fin.
Et pourtant, avec le temps, cette explication mâa semblĂ© insuffisante.
Parce que jâai observĂ© quelque chose de plus troublant encore que la complicitĂ© bureaucratique : un silence uniforme, compact, transversal.
Les gouvernements et les oppositions â bien quâen dĂ©saccord sur tout â se taisent de la mĂȘme maniĂšre. LâĂglise, autrefois dĂ©fenseuse de la famille, est absente. Les mĂ©dias, dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Le monde culturel, distrait. Les intellectuels, muets. La sociĂ©tĂ© civile, anesthĂ©siĂ©e.
Alors jâai compris : il ne sâagit pas seulement dâargent ou de nĂ©gligence. La marginalisation du pĂšre nâest pas un effet secondaire. Câest le symptĂŽme dâune transformation structurelle.
Dans une sociĂ©tĂ© qui cĂ©lĂšbre le culte de la prĂ©caritĂ©, des liens courts et rĂ©versibles, le pĂšre pose problĂšme, parce quâil incarne lâidĂ©e de continuitĂ©, de responsabilitĂ©, de limite. Le pĂšre est lâobstacle. Il est ce qui ne se plie pas Ă la logique contractuelle, technique, procĂ©durale. Il est ce qui rĂ©siste Ă lâatomisation de lâindividu.
Il ne suffit donc pas de le neutraliser : il faut aussi le délégitimer symboliquement.
Câest dans ce contexte que le mot âcoparentalitĂ©â rĂ©vĂšle ce quâil est rĂ©ellement : un slogan hypocrite, rĂ©pĂ©tĂ© Ă tout bout de champ dans les documents judiciaires, tandis quâen rĂ©alitĂ© on pratique exactement le contraire : le pĂšre transformĂ© en figure conditionnĂ©e, surveillĂ©e, expulsable. Un parent rĂ©duit de moitiĂ©. Un citoyen suspect. Un homme vidĂ© de sa fonction et privĂ© du droit le plus naturel : celui dâĂȘtre pĂšre, sans autorisation prĂ©alable.
Il nâest pas nĂ©cessaire dâimaginer une dystopie pour comprendre ce qui est en train de se passer. Il suffit dâobserver attentivement la normalitĂ© juridique et sociale dâaujourdâhui. Une normalitĂ© oĂč toute forme de lien stable est progressivement remise en question : la patrie, la communautĂ©, la religion, le genre, la famille⊠Et parmi tous ces Ă©lĂ©ments, le plus fragile et symboliquement puissant : la figure du pĂšre.
Mais ce qui inquiĂšte encore davantage, câest le langage utilisĂ© pour justifier cette dĂ©sagrĂ©gation. On ne parle plus dââexclusionâ ou dââĂ©loignementâ. On parle de protection. De prĂ©vention. De sauvegarde de lâenfant.
Comme si la seule prĂ©sence du pĂšre constituait, en soi, un risque latent. Comme si le lien affectif entre un pĂšre et son enfant devait ĂȘtre mis Ă lâĂ©preuve, filtrĂ©, autorisĂ©. Comme si la proximitĂ© paternelle Ă©tait une atteinte au bien-ĂȘtre de lâenfant.
Câest la perversion parfaite du langage. La protection devient sĂ©paration prĂ©ventive. Lâamour devient objet de suspicion. La continuitĂ© affective devient une Ă©ventualitĂ© nĂ©gociable.
Et ainsi, tandis quâon proclame avec force lâimportance de la âcoparentalitĂ©â et de âlâintĂ©rĂȘt supĂ©rieur de lâenfantâ, une pratique silencieuse et gĂ©nĂ©ralisĂ©e sâinstalle, qui normalise lâabsence du pĂšre, qui le transforme en prĂ©sence optionnelle, accordĂ©e seulement dans des conditions idĂ©ales, surveillĂ©es, aseptisĂ©es.
Mais un pĂšre soumis Ă Ă©valuation nâest plus un pĂšre. Câest un fonctionnaire affectif Ă durĂ©e dĂ©terminĂ©e, un demandeur dâasile dans la vie de ses propres enfants.
Et ce nâest pas un accident. Câest le fruit cohĂ©rent dâun projet plus vaste : lâatomisation de lâindividu comme stratĂ©gie de gouvernance sociale, et la transformation de lâenfant en bien Ă administrer, et non en sujet Ă faire grandir dans des relations fortes, vraies, imparfaites.
Lâeffacement symbolique du pĂšre trouve son expression la plus brutale dans les tribunaux. Non pas dans des cas extrĂȘmes, mais dans la pratique quotidienne, normalisĂ©e, silencieuse.
De plus en plus souvent, le droit Ă la parentalitĂ© paternelle est subordonnĂ© Ă une preuve. Il ne suffit plus dâĂȘtre pĂšre. Il faut le prouver, le justifier, lâargumenter.
Dans de nombreuses dĂ©cisions de justice â y compris dans la mienne â on retrouve la mĂȘme formule inquiĂ©tante : « LâintĂ©rĂȘt du pĂšre pour la relation avec ses enfants nâa pas Ă©tĂ© avancĂ©, ni dĂ©montrĂ©. »
Comme si lâamour paternel Ă©tait une demande procĂ©durale. Comme si le dĂ©sir dâĂȘtre prĂ©sent devait ĂȘtre actĂ©, formalisĂ©, documentĂ©. Comme si la paternitĂ© nâĂ©tait plus une donnĂ©e relationnelle, mais une concession conditionnelle.
Jamais on ne demanderait Ă une mĂšre de justifier par Ă©crit son affection. Jamais une mĂšre nâa Ă prouver la lĂ©gitimitĂ© de son amour. Mais aujourdâhui, le pĂšre est contraint de devenir lâavocat de lui-mĂȘme, de dĂ©fendre ce quâil suffisait autrefois dâĂȘtre.
Le systĂšme judiciaire, qui devrait garantir Ă©quitĂ© et protection, se transforme ainsi en un appareil qui lĂ©gitime lâexclusion. Un mĂ©canisme qui ne corrige pas les prĂ©jugĂ©s : il les institutionnalise.
Et Ă la base de tout cela, il nây a pas seulement une dĂ©rive technique ou bureaucratique. Il y a un prĂ©jugĂ© idĂ©ologique. Profond. SystĂ©mique. Culpabilisant.
LâidĂ©e, non dite mais omniprĂ©sente, que le pĂšre serait : potentiellement nuisible, affectivement secondaire, symboliquement dĂ©passĂ©.
Une idĂ©e qui imprĂšgne les expertises, les avis, les rapports, les jugements. Une idĂ©e qui transforme lâhomme en parent conditionnĂ©, et le pĂšre en figure suspecte Ă surveiller.
Et ainsi, dans la patrie du droit, ĂȘtre pĂšre nâest plus un droit. Câest un test Ă rĂ©ussir. Un privilĂšge Ă nĂ©gocier. Un rĂŽle que lâon peut rĂ©voquer, rĂ©duire, fragmenter.
Je ne sais pas comment arrĂȘter cette dĂ©rive. Je lâavoue lucidement, sans honte. MĂȘme les esprits les plus cultivĂ©s, les plus sensibles, les plus conscients semblent ne pas percevoir la portĂ©e de ce qui est en train de se produire. Ou pire : ils la perçoivent, et choisissent de lâignorer.
Personne ne se sent vraiment pĂšre tant quâon ne lâen empĂȘche pas. Personne ne perçoit le danger tant quâil nâest pas trop tard.
Entre-temps, au nom de la protection, on efface des relations, on sacrifie des droits, on suspend des principes millénaires de justice.
Une protection qui exclut nâest pas une protection. Câest un contrĂŽle. Câest une domination. Câest un anĂ©antissement.
Et alors, depuis cette position de marginalitĂ© imposĂ©e, depuis ce silence quâon mâa cousu sur la peau, je veux mâadresser Ă ceux qui peuvent encore interrompre ce processus destructeur.
Ă la politique â sâil existe encore une politique capable dâĂ©couter ce qui dĂ©range, qui ne se contente pas de gĂ©rer lâexistant mais souhaite le transformer.
Ă lâĂglise â qui pendant des siĂšcles a parlĂ© du pĂšre, de la paternitĂ©, des enfants â et qui aujourdâhui se tait trop souvent lĂ oĂč sa voix serait cruciale.
Ă la sociĂ©tĂ© civile, Ă ceux qui travaillent dans les services, les tribunaux, les Ă©coles, et qui savent trĂšs bien ce qui se passe, mais ont peut-ĂȘtre cessĂ© de sâindigner.
Aux intellectuels, aux journalistes, aux juristes, Ă ceux qui manipulent les mots et la pensĂ©e, et qui ont le devoir de dĂ©noncer lâhypocrisie quand ils la reconnaissent.
Aux pĂšres, aux hommes, aux amis â qui croient encore que lâamour, lorsquâil est authentique, nâa pas Ă ĂȘtre justifiĂ© mais simplement reconnu.
ArrĂȘtez-vous. ArrĂȘtons-nous.
Il nây a plus de temps. Car la grenouille est dĂ©jĂ dans lâeau chaude. Et la prochaine gĂ©nĂ©ration risque de grandir sans jamais savoir ce quâĂ©tait vraiment un pĂšre.