Parmi les étals du marché, les oubliés de l’histoire – Journal de l’attente, page 2

Je suis au marché central de Chişinău – le Rynok, comme on l’appelle ici. Un nom rugueux, authentique, qui sent les temps anciens. Je marche entre les étals avec la même révérence que l’on accorde à une cathédrale populaire. Les marchés m’ont toujours donné un sentiment de joie : là, la vie palpite, se mêle, s’échange. Ce n’est pas comme dans les supermarchés, où tout est ordonné et froid. Ici, parmi les voix, les couleurs, les odeurs, on rencontre l’humanité.

À cette saison, presque tout le monde vend les mêmes produits : fraises, tomates, pommes, poires. Des agrumes venus de Turquie. Les fraises – peut-être cultivées sous serre – semblent promettre l’été. Et je sais déjà que je céderai à la tentation : j’en prendrai une barquette pour le petit-déjeuner, peut-être pour le dîner. Il y a quelque chose de réconfortant dans ce geste. Comme dans la vie, je cherche quelque chose que je ne trouve pas encore. Un fruit, un rêve. Peut-être arriveront-ils en juin, qui sait. Les mûres blanches – Sholkovitsa, ici – ces fruits fragiles qui tachent les doigts et la mémoire.

Mais ce ne sont pas les étals bien garnis qui me frappent. Ce sont plutôt ceux improvisés, en dehors du marché. Des tables de fortune, des coins de trottoir, où une babouchka âgée vend trois pots de miel, quelques bottes d’herbes – peut-être tout ce qu’elle possède. Non pour gagner, mais pour survivre. Pour compléter une pension qui suffit à peine à respirer. Derrière ces visages marqués se cache une histoire que plus personne ne raconte. Un monde qui n’intéresse plus personne.

Chişinău brille aujourd’hui d’une nouvelle richesse, opulente, occidentale. De gros SUV, des cafés élégants, des boutiques. Mais le contraste avec ces figures en marge est violent, presque cruel. Ce sont les oubliés de l’histoire. Des gens balayés par une révolution qu’ils n’ont pas choisie. Ils ont subi le changement sans en récolter les fruits. Ils sont restés là, figés dans un temps qui n’existe plus. Ils vivent dans une mémoire qui n’a plus de citoyenneté. Une mémoire qui marche lentement, voûtée, avec un sac d’oignons ou un sachet de noix.

Combien de victimes silencieuses, combien de vies sacrifiées derrière les promesses de bien-être et de richesse. Pour eux, je ne ressens pas seulement de la sympathie : je ressens une profonde affinité. En ce moment, je me sens proche d’eux, comme si moi aussi j’étais l’un de ces oubliés de l’histoire.

Non par pauvreté matérielle, mais par exclusion. Parce qu’eux aussi, comme moi, ont été laissés de côté par une histoire qui ne les nomme plus. Une histoire qui parlait de famille, qui parlait de pères. Une histoire qui désormais s’écrit sans moi. Et moi, comme eux, je suis resté en marge : non pas vaincu, mais oublié.

Et c’est ainsi que je me sens moins seul : comme faisant partie d’une humanité qui, malgré tout, respire.

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